mercredi 22 février 2017

De la Bande-Dessinée

Kongo, de Tom Tirabosco

À l'aube de l'an 2000, mon professeur de philosophie me haissait. À sa décharge, je n'étais pas un bon élève.

Le goût du dessin et du basket-ball avaient eu raison de ses listes de concepts-clés. Et j'avais repéré au bout de quelques semaines le caractère artificieux des photocopies de M. Charmil.

Ce dernier pompait allègrement l'Abrégé de Philosophie de Jacqueline Russ, dont il changeait quelques phrases, qu'il nous marmittait en des dossiers présentés comme étant de son fait. Le reste de la classe était un monologue où quantité de lèches-culs prêts à occuper des postes dans un futur immédiat lui passaient sa pommade idéologique, très idéaliste sur le fond. Je ne savais pas pourquoi l'on m'avait mis dans cette classe, la meilleure du lycée. En esprit écolo insufflé par une éducation libérale post-Freinet, je pris M. Charmil à part, au bout de deux semaines, sans néanmoins faire le malin, lui suggérant que nous pouvions nous éviter cette surabondance de papier en nous coltinant tout simplement le bouquin de la Mère Jacqueline dans le texte. Il reçut ma proposition comme une marque d'insolence et, comme disent les Espagnols, dans une expression délicieuse, il me la garda pour le reste de l'année, évoquant un avenir déplorable pour des êtres de mon genre.

Nous fûmes donc couverts de photocopies au kilogramme, où d'ailleurs, Schopenhauer et Nietzsche étaient relegués au rang de pitres secondaires au profit de Sartre et de Jankélévitch dont notre guide prétendait déchiffrer l'essence dans de rigoureuses revues.

J'en viens à ce que je voulais dire.

M. Charmil, parmi ses aversions, avait celle de la Bande-dessinée. Il me savait plutôt respectueux du 9e art et mon insolence jacquelinienne avait gonflé cette aversion en des proportions inégalées. S'il eût eu l'aval de l'administration du lycée, nul doute qu'il n'eût pas hésité à me cracher à la gueule, au grand dam de mes amis Pif et Hercule.

Je lui avais dit que la BD offrait certainement une bonne proportion de soupe, qu'elle constituait un aliment pour des masses affamées de mièvreries, mais que nous pouvions faire le même procès à un certain pan de la littérature contemporaine. Et que s'il fallait choisir une autofiction sur des vacances ou des baises inédites, je jetais mon dévolu sur Pauline à la plage ou les vacances de M. Hulot plutôt que sur certaines billevesées éditées pour un public peu exigeant.


Aujourd'hui, je perçois la BD telle qu'elle est devenue au yeux de la majorité. Un art vif, certes méprisé par ceux qui l'ignorent le plus (à ce titre on peut la comparer au "hip-hop" et à ses pourfendeurs qui rejettent de cette façon une tradition allant de Rutebeuf à Céline), mais un art qui unit tous les autres. Et chaque fois que j'ouvre un roman graphique de qualité, des tableaux expressionistes du remarquable Sekulic aux aventures conradiennes de Kongo, je pense aux tas de photocopies et aux sarcasmes de M. Charmil, qui, malgré ces soubresauts de ma mémoire, n'auront pas su resister à l'épreuve du temps.

dimanche 19 février 2017

Antitweet 109



Le goût de la lecture se consolide dans les trente-cinq premières années de l'enfance.

Etienne Milena ©

Praga Magica



Photo personnelle



Le livre que j'ai depuis quelques semaines entre les mains, que je lis à petites doses comme on déguste un bon vin, s'appelle Praga Magica. Il s'agit d'une déambulation onirique dans les rues de la cité vlatvienne, par un Des Esseintes revigoré, amoureux éperdu de ce lieu de bric et de broc où il prétend avoir vécu des vies antérieures. Praga Magica n'est en rien un Lonely Planet aux remous littéraires, ni une collection de clichés frelâtés pour voyageurs intrépides, mais une aventure de l'esprit chargé de recréer une ville, du cimetière de Josefov à ses gargottes sordides, en passant par son Château hanté par les fantômes de l'histoire et ses arpenteurs, par des brigands et nécromanciens de la cour de Rodolphe II et autres charlatans. L'auteur ne se contente pas de rendre visible l'invisible (je ne me réfère pas ici à Paul Klee et sa visibilité de l'art mais aux cités d'Italo Calvino, ami intime de l'auteur de Praga Magica).

Il écrit une oeuvre qui s'abreuve d'un elixir de longue vie, qui tourne à l'envers du temps réel, comme dans Alcools d'Apollinaire:

« Les aiguilles de l’horloge du quartier juif (qui) vont à rebours
Et tu recules aussi dans la vie lentement... » 

Ripellino, cet auteur méconnu, perce le silence de sa mémoire à l'aide d'un style barroque généreux comme la façade d'un édifice de Mala Strana. Ce dandy rêveur en proie à l'insomnie vient farfouiller dans des vieux cartons pour notre plaisir, commentant chacune de ses redécouvertes. Car c'est son cabinet de curiosités personnelles qu'il fait ainsi visiter aux lecteurs en faisant la liste de celui de Rodolphe II, empereur neurasthénique et débauché. C'est sa propre collection de forfaits qu'il énonce sans honte, conscient que l'obscurité des taudis et de ses golems monstrueux donnera à chacun l'opportunité de frissonner, fasciné.

Praga Magica est une façon de voyager et de s'entendre enfin sur ce qu'est la grande littérature. On reprend ce livre où on l'avait posé, et un curieux entomologiste nous parle :

"Mais revenons aux Capek. La futilité et les divagations amoureuses des galants papillons, l'avarice des scarabées qui amassent en boule des immondices, la goinfrerie, l'égoïsme cruel des grillons, des mantes, des ichneumons qui se dévorent les uns les autres, l'impitoyable taylorisme de la fourmilière-usine et la guerre cruelle entre deux factions de fourmis, chacune conduite par un dictateur qui se considère comme l'élu: ce grouillement brueghélien de "proverbes flamands", ces illustrations pour un Buffon devenu moraliste constituent une sorte de stimulant pour le commentaire de notre "Tulák", lequel, posté dans un angle de la scène, autrement dit en marge, observe et juge en dévidant une suite de sentences flegmatiques, incapable qu'il est, en bonne créature pragoise, de changer quoique ce soit à cette misérable empoignade, d'autant plus monstrueuse que les bestioles sont minuscules."

Dans l'énumération érudite qui éclate à certaines pages, on ne décèle aucune propension fumarolienne (cf. à ce titre la terrible préface de À Rebours) à l'étalage de marchandises avariées, mais un goût pour la Kunstkammer cité plus haut, qui laisse une impression de vertige et donne envie de se perdre dans les méandres d'une ville réinventée.

Etienne Milena, le 19 février 2017